Jurisprudence Czabaj : la CEDH juge qu’elle ne pouvait s’appliquer aux instances initiées et en cours avant son entrée en vigueur
Publié le :
15/11/2023
15
novembre
nov.
11
2023
Le Cabinet CASSEL intervient dans de très nombreux litiges de droit administratif (Droit de la Fonction publique, Droit fiscal, Droit de l’Urbanisme, Droit des marchés publics, etc.).
A ce titre, grâce à l’intervention de notre Cabinet, l’une de nos clientes vient d’obtenir gain de cause contre le Gouvernement français devant la Cour européenne des Droits de l’Homme.
En effet, par arrêt n°72173/17 du 9 novembre 2023 (Legros et autres c. France), la Cour européenne des Droits de l’Homme a fait droit à la requête déposée par notre Cabinet pour un de nos clients, agent public, à qui les juridictions administratives avaient opposé la si controversée « jurisprudence Czabaj ».
Rappelons que toute contestation d’une décision administrative doit être portée devant le Tribunal administratif dans un délai de deux mois à compter de sa notification, à la condition que cette décision mentionne ce délai.
A défaut de mention de ce délai, ce dernier n’est pas opposable.
Dans cette dernière hypothèse, cependant, le Conseil d’Etat a ajouté, par une décision du 13 juillet 2016, un autre délai de recours, dit « délai raisonnable », qui « en règle générale et sauf circonstances particulières dont se prévaudrait le requérant », « ne saurait, sous réserve de l'exercice de recours administratifs pour lesquels les textes prévoient des délais particuliers, excéder un an à compter de la date à laquelle une décision expresse lui a été notifiée ou de la date à laquelle il est établi qu'il en a eu connaissance » (C.E., Ass., 13 juillet 2016, Czabaj, n°387763, Rec.).
Ce « délai raisonnable », ou « délai Czabaj », d’une durée d’un an « sauf circonstances particulières », a été créé ex nihilo par le Conseil d’Etat au nom d’un principe de « sécurité juridique », qui impliquerait que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps.
Une telle décision a suscité d’abondantes critiques de la doctrine, l’une d’elles allant même jusqu’à dénoncer un « arrêt de règlement », d’autant que le Conseil d’Etat avait veillé à ce que cette nouvelle jurisprudence soit d’application immédiate et rétroactive aux instances en cours.
Dans ces conditions, « l’arrêt Czabaj » bafouait le principe même de sécurité juridique au nom duquel il aurait été rendu, dans la mesure où il remettait rétroactivement en cause le droit au recours des justiciables, comme l’avait noté le Professeur François JULIEN-LAFERRIERE :
« Enfin, l’arrêt commenté, soi-disant rendu au nom de la sécurité juridique, la méconnaît allègrement : quelle sécurité juridique, en effet, quand une requête peut, du jour au lendemain, devenir irrecevable de par la seule volonté du juge ? Quelle opinion M. C., requérant en l’espèce, va-t-il se faire de ce Conseil d’Etat qui, tout à la fois, affirme un principe et le piétine ? » (François JULIEN-LAFERRIERE, « Le juge n’est pas le législateur », A.J.D.A., 2016, p. 1769)
En l'espèce, notre cliente, fonctionnaire territoriale ; avait contesté, par requête enregistrée en 2013 au greffe d’un Tribunal administratif, une décision prise par sa collectivité en 2010 refusant d’admettre l’imputabilité au service de sa maladie.
En application de l'article R.421-5 du Code de Justice administrative précité, la décision attaquée n’ayant mentionné les voies et délais de recours, la requête n'était pas tardive et, donc, recevable.
La « jurisprudence Czabaj » avait été opposée devant le Tribunal administratif, qui avait toutefois suivi nos conclusions et avait écarté l’application de ce « délai raisonnable », pour donner gain de cause, sur le fond, à notre cliente.
Cependant, saisie par l’administration, la Cour administrative d’appel avait annulé ce jugement et, appliquant la « jurisprudence Czabaj » précitée, avait rejeté la requête de notre cliente.
Saisi en cassation, le Conseil d’Etat, appliquant lui aussi cette jurisprudence, n’avait pas admis le pourvoi.
Notre Cabinet a donc saisi la Cour européenne des Droits de l’Homme d’une requête tendant à l’indemnisation des préjudices de notre cliente, découlant d’une violation, par le revirement de jurisprudence du Conseil d’Etat, de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (ci-après CEDH).
La Cour a fait droit à notre argumentation, jugeant que l’application immédiate et rétroactive de la « jurisprudence Czabaj » aux instances en cours par le Conseil d’Etat caractérisait une violation de l’article 6 § 1 de la CEDH, en ce qu’elle avait remis en cause le droit d’accès de notre cliente à un tribunal :
« 161. De l’ensemble de ces considérations, la Cour conclut que le rejet pour tardiveté, par application rétroactive du nouveau délai issu de la décision Czabaj, des recours des requérants, introduits antérieurement à ce revirement jurisprudentiel, était imprévisible. En outre, elle rappelle que les observations qu’ils ont, le cas échéant, pu présenter, n’ont pas été susceptibles in concreto d’allonger la durée du « délai raisonnable » fixé en règle générale à une année par cette nouvelle décision. Dans ces conditions, la Cour considère que l’application aux instances en cours de la nouvelle règle de délai de recours contentieux, qui était pour les requérants à la fois imprévisible, dans son principe, et imparable, en pratique, a restreint leur droit d’accès à un tribunal à un point tel que l’essence même de ce droit s’en est trouvée altérée […].
« 162. Eu égard à ce qui précède, la Cour considère qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention. »
La Cour a certes considéré « que la création, par voie prétorienne, d’une nouvelle condition de recevabilité, fondée sur des motifs suffisants justifiant le revirement de jurisprudence opéré, ne porte pas, alors même qu’elle est susceptible d’affecter la substance du droit de recours, une atteinte excessive au droit d’accès à un tribunal tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention », mais n’en a pas moins jugé qu’un tel revirement avait porté une atteinte excessive aux droits des requérants ayant saisi les juridictions administratives antérieurement à son entrée en vigueur, notamment notre cliente.
La Cour a donc condamné l’Etat français à indemniser les préjudices subis par notre cliente.
Nicolas BERNARD, Avocat à la Cour
Département « Droit public »
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